Introduction
Notre nom « Scalpel et Matula » n’a pas été choisi par hasard. Si le scalpel fait immédiatement référence à la chirurgie, dans l’esprit de tous, le nom matula paraît moins évident. Il s’agit pourtant d’un objet emblématique de la médecine médiévale occidentale, un symbole de compétence et de connaissance, un outil diagnostique essentiel et un témoin de l’évolution des pratiques médicales
Alors sans plus attendre, explorons la matula sous différents points de vue.
Un objet du quotidien
La matula se présente sous la forme d’un urinal en verre dont la forme rappelle celle de la vessie. Pansue et dotée d’un col sur les modèles occidentaux, sa forme peut être plus ou moins étirée dans ses diverses représentations.
Les praticiens médiévaux insistent sur l’importance de disposer d’une matula dont le verre soit le plus clair possible et dans l’idéal non teinté afin de pouvoir faire une lecture de la couleur le plus exact possible (voir plus bas).
Reconstitution d’une matula médiévale utilisée sur nos présentations.
La matula n’était pas un objet réservé au médecin puisqu’une consultation « à distance » était possible en faisant uriner le malade dans la matula de la maison et en la faisant porter, dans un panier caractéristique, jusqu’au praticien.
Détails du Fasciculus medicinae (1495) de Jean de Khetam
Ci-dessus en haut les visiteurs attendent le médecin, leur matula étant dans le panier à anse. En bas la consultation par uroscopie a lieu.
Examen des urines. Des paniers de transport sont au sol (détail MS 434 bibliothèque municipale de Besançon – 1372)
Un outil de santé
La matula permet de pratiquer un examen des urines ou uroscopie. Cette technique est pleinement liée à la théorie hippocratique des humeurs qui domine la pensée médicale occidentale depuis l’Antiquité : le corps recèle quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire et phlegme) qui, tant qu’elles sont à l’équilibre, signent un état de bonne santé. Au contraire, un déséquilibre des humeurs provoque la maladie.
Les principes de l’examen des urines proviennent de l’Antiquité également avec notamment des informations consignées par Galien (131-201). L’uroscopie médiévale est aussi très marquée par deux traductions de textes du XIème siècle : le Peri Ouron (de urinis) du médecin byzantin Theophile le grand (VI-VIIème siècles) et le Kitab al-Baul (liber urinarum) d’Isaac Judeus (855-950). Mentionnons également, le travail plus tardif et versifié de Gilles de Corbeil (v.1140-1224) intitulé de « de urinis« , écrit à destination de ses étudiants.
La forme de la matula, dans la pensée médicale du Moyen Age, permet d’observer les urines telles qu’elles sont disposées dans le corps. Une lecture de haut en bas du contenu de la matula est réalisée, en trois ou quatre zones suivant les auteurs, censée donner des indications de l’état du patient, de la tête aux pieds. On juge plusieurs éléments et avant tout la couleur.
Pour orienter le praticien, des guides de couleurs, souvent désignées sous le terme de « roues des urines », donnent des indications de diagnostic suivant la coloration desdites urines.
Rappelons qu’il s’agit, dans le cadre de la théorie des humeurs, de cerner l’humeur à l’origine de la maladie, et possiblement la fonction physiologique ou l’organe perturbé. Ce type de lien couleur <=> humeur/maladie semble s’être développée entre le XIIème et le XIIIème siècle.
Roue des urines du médecin Ulrich Pinder (médecin à Nuremberg) v. 1506, Folger Shakespeare Library
On recherche également des éléments en suspension. Ces derniers sont censés être une trace de la dernière coction des aliments réalisée dans les veines (les deux premières sont censées se produire dans l’estomac puis dans le foie). Enfin l’odeur et le goût apportent les derniers éléments diagnostics.
Signalons néanmoins que les théories médicales de l’époque sont assez peu claires sur la nature même des urines. On pense en général qu’elles se forment dans le foie, tout comme le sang. Par contre leur nature exacte reste impécise, allant d’un produit secondaire de la génération du sang, à un role de transport des humeurs, en passant par un surnageant du sang.
L’uroscopie est idéalement complétée par la prise du pouls, dont l’importance est déjà souligné par Galien et reconnue au Moyen Age (notons que Gilles de Corbeil a également écrit un texte en vers sur le pouls à l’usage de ses étudiants).
Le symbole du Médecin
La matula est fréquemment figurée dans la main d’un médecin, très souvent en présence d’un ou de plusieurs malades, alité ou en consultation (cf. photo titre de ce blog). Ce type de représentation semble remonter au XIIème siècle (Moulinier-Brogi, 2012) et elle est reprise bien au delà du Moyen Age.
Reconstitution de médecin au chevet d’un malade (examen d’urine et prise de pouls)
La matula est à ce point associée au médecin, que son utilisation fourni durablement au médecin le surnom de « mire », lié à son activité de mirer les urines. Aucun objet (plus encore que le livre) ne semble plus attaché au médecin que la matula, au point de le signaler sur les représentations artistiques de la période.
Médecin désigné par sa matula dans la danse macabre de Jean Le Fèvre (Paris 1485)
L’objet est même attaché aux deux frères saints patrons des médecins (et aussi des chirurgiens et apothicaires) : Saint Cosme et Saint Damien. L’un d’eux (en principe Cosme) est très souvent représenté porteur d’une matula.
Représentations de Saint Cosme et Saint Damien
Elle peut être représentée en utilisation, dans la posture classique du mire (à gauche ci-dessus dans la chirurgie d’Hans Gersdorf 1517) ou dans son panier (à droite ci-dessus, portée par le personnage central qui suggère son statut de médecin également avec un livre).
Histoire et évolution de la matula
L’utilisation de l’uroscopie se poursuit bien après le Moyen Age et jusqu’au XVIIIème siècle.
Michael Schuppach (1707-1781), célèbre pour avoir pratiqué l’uroscopie en Suisse
Matula du XVIIIème (Musée Arts et Histoire, Bruxelles)
Les avancées tant de l’anatomie que de la physiologie, en même temps que l’abandon progressif du galénisme au profit de théories modernes, conduisent finalement à l’abandon de l’uroscopie comme outil de diagnostic.
Avec ce changement de méthodologie, la matula devient obsolète et rejoint les collections des musées. Même si de nos jours les urines peuvent donner de précieuses informations par le biais d’analyses et de réactions ad hoc, elles ne constituent plus un pilier central de l’examen du patient.
Conclusion
La matula, bien que reléguée aux oubliettes de la pratique médicale moderne, reste un fascinant témoignage de l’histoire de la médecine. Elle illustre la manière dont les médecins du Moyen Âge posaient un diagnostic et tentaient de restaurer la santé à travers les équilibres des humeurs.
Ce bref voyage à travers le temps montre que chaque outil, chaque méthode médicale a son histoire, reflétant les croyances et les connaissances de son époque. La matula n’est pas seulement un vestige du passé, c’est une clé pour comprendre comment le savoir médical s’est construit et transformé à travers les siècles.
Références
Ketham Johannes, « Fasciculus medicine in quo continentur: videlicet… », 1491, Venise (disponible ici – consulté le 05/07/2024)
Moulinier-Brogi Laurence, « L’uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme » », 2012, Honoré Champion, Paris.
Moulinier-Brogi Laurence, « La logique des listes dans les traités de médecine – à propos des « catalogues d’urines » (XII-XVème siècles) », 2020, pp 45-60, Editions de la sorbonne, Paris (disponible ici – consulté le 05/07/2024).